Société d'histoire
Histoire des résidences de la Côte-des-Neiges
Le terrain où se dressent maintenant les appartements Rockhill, bien adossé à la montagne, avait d'abord été concédé à Gédéon de Catalogne en 1698. Sur la carte de 1912 (image), nous avons superposé les bâtiments du Rockhill actuel complétés vers 1968 (en gris) et ceux des appartements Rock Hill construits vers 1928 (en pointillé rouge). On retrouvait à cet endroit quelques résidences en bois (en jaune) dont celle du jardinier Amédée Ménard à côté du Montreal Ski Club.
De 1914 à la fin des années 1940, l'hiver offrait l'occasion d'exploiter le dénivelé de la montagne pour installer une grande rampe en bois, où des compétitions de saut à ski, amateur et professionnel, étaient organisées. Sur la première photo du saut à ski prise vers 1928, on voit un skieur en pleine action se lancer de la montagne, face au cimetière.
En bas à gauche, on aperçoit la maison du jardinier Amédée Ménard. Au cours des années 1920, Amédée, accompagné de son gros chien (un danois ou un saint-bernard), s’amusait le dimanche à surveiller les vergers environnants. En se berçant sur son balcon, il s’assurait que les visiteurs, en provenance de la ville par le tramway 65, n’osent sauter la clôture du chemin de la Côte-des-Neiges pour venir cueillir courageusement des pommes ou des poires afin d’offrir ce fruit défendu à leur partenaire. Lorsqu’il y avait des compétitions de saut à ski, la maison d’Amédée Ménard et d’Hélène Girard servait parfois d’infirmerie lorsqu’un skieur blessé était en attente d’une ambulance.
C’est à cette époque, vers 1928, que le premier complexe d'appartements, nommé le Rock Hill, émerge. Sur cette seconde photo du saut à ski prise vers 1940, on aperçoit, à gauche, un des bâtiments à logements du Rock Hill qui était devenu un lieu privilégié pendant l'hiver pour admirer les skieurs s'élancer dans les airs.
Cette première version du Rock Hill était composée de 133 appartements variant de 3 à 6 pièces répartis dans sept unités. Bien que beaucoup plus modeste que la version actuelle, ce majestueux développement résidentiel, composé d’une belle façade (photo), offrait un court de tennis (carte de 1954), des aires de jeux pour enfants et un parc arboré majestueux à l'arrière.
Ce premier complexe Rock Hill fut démoli vers 1964 pour permettre, entre 1965 et 1968, la construction des six unités actuelles s’élevant de 16 à 20 étages. Les nouveaux bâtiments du Rockhill actuel (photo) ont été érigés pour offrir une plus grande densité de résidents (1004 appartements) pouvant compter sur encore plus de services, incluant une petite galerie marchande et une piscine intérieure. On peut présumer, à partir de cette annonce, que le coût actuel des loyers est environ 10 fois supérieur à celui de 1968.
Les résidents de ces appartements ont encore une place de choix pour admirer le panorama environnant. En effet, les locataires des étages supérieurs ont une vue magnifique sur le nord-ouest de la ville, avec des couchers de soleil saisissants.
Cependant, ce développement résidentiel de masse a altéré une partie de la montagne, défigurant le secteur. Cette structure de béton greffée au flanc de la montagne cache dorénavant la montagne. La construction du Rockhill dans les années 1960, combinée à la disparition du village du 19e siècle, a profondément transformé l'aspect de la Côte-des-Neiges. Ce quartier, autrefois un site bucolique, a cédé la place à une urbanisation visant à densifier sa population, ce qui a contribué à accentuer sa métamorphose.
Texte et recherche Jonathan Buisson et Sylvain Rousseau
Sources BAnQ :
Atlas Goat City of Montreal 1912
Insurance plan of city of Montreal 1954
https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2681863?docsearchtext=rockhill%20appartments
Par Sylvain Rousseau - janvier 2023 (mise à jour juillet 2024)
Au début du 20ième siècle, alors qu’on assiste au développement rapide du village de la Côte-des-Neiges, plusieurs belles maisons se construisent, dont celle de la famille Gougeon au pied de la chapelle du frère André et du futur Oratoire Saint-Joseph (photo - années 1950). Cette famille de marchands de Sainte-Cunégonde, comme plusieurs autres familles, dont celle de ma grand-mère Marie-Anne Doucet, décidera de quitter la pollution de Sainte-Cunégonde pour l’air pur et frais de la Côte-des-Neiges. En 1923, mon grand-père Antonin Rousseau viendra s’installer dans cette belle maison qui disparaîtra vers 1970. C’est à cet endroit que mon père verra le jour en 1924. Pendant longtemps, on verra cette maison bien visible au bout de cette section du chemin de la Côte-des-Neiges (photo vers 1967)..
Vers 1891, mon arrière-grand-père François-Xavier Doucet (à droite sur la photo) avait une petite épicerie située sur la rue Saint-Jacques un peu à l’ouest de l’église de Sainte-Cunégonde. Joseph-Alphonse Gougeon, lui, avait un magasin général un peu plus à l’est sur la même rue. Quelques années plus tard, M. Gougeon deviendra épicier et conseiller à la Ville de Notre-Dame-des-Neiges.
Sur cette photo, on aperçoit J.A. Gougeon avec son épouse Philomène Doucet au balcon de leur résidence vers 1918. En fait, J.A. Gougeon était le beau-frère de mon arrière-grand-père F.X. Doucet de Sainte-Cunégonde et de mon arrière-grand-oncle Joseph Doucet, époux de Philomène Desmarchais (voir arbre généalogique à la fin). Suite au décès de sa mère en 1861 et de son père quelques années plus tard alors qu’il était encore très jeune, Joseph Doucet aurait été le premier de mes ancêtres à avoir habité dans la Côte-des-Neiges. Il vivait alors avec la famille du cultivateur Paul Desmarchais et il travaillait probablement sur cette ferme. Vers 1878, Joseph épousera Philomène Desmarchais, une petite cousine de cette famille pionnière de la Côte-des-Neiges.
D’ailleurs, la famille de Joseph Doucet habitait juste en face de l’église dans une modeste demeure. C’est Joseph Doucet junior (au centre de cette photo prise vers 1916) qui transportait à l’occasion le curé Maréchal entre l’église Notre-Dame-de-Grâce et la chapelle de Notre-Dame-des-Neiges. Il semble même que Philomène préparait une chambre pour le curé lorsqu’il passait la fin de semaine dans le village. Ce sont les filles Doucet (dans les escaliers) qui sont devenues des gardiennes d’enfants pour plusieurs familles de la Côte-des-Neiges. Philomène Desmarchais, assise sur le balcon, décédera en 1918.
Au cours de cette période, J.A. Gougeon junior, avait ouvert sa propre épicerie dans le Plateau Mont-Royal, mais, vers 1921, il rachètera l’épicerie Prévost-Motard sur le chemin de la Côte-des-Neiges. Ovila Prévost était forgeron juste à côté de l’hôtel Lumkins avant de devenir épicier avec son beau-fils Oscar Motard. C’est lui qui avait fait construire la maison avec une façade de pierre grise qui se trouve maintenant sur Decelles au coin Maréchal.
Puis, suite au décès de son épouse, Joseph-Alphonse senior quittera sa belle grande maison au pied du futur Oratoire pour aller vivre dans un petit logement en face du nouveau magasin général de son fils près de l’actuelle rue Jean-Brillant. Il décédera quelques années plus tard (image). Sa fille Alice continuera de vivre dans la maison familiale avec la famille de l'architecte Joseph Albert Bernier et de Blanche Boisvert, puis avec la famille d'Antonin Rousseau et de Marie-Anne Doucet.
En 1923, mon grand-père Antonin, dont la famille grandissait rapidement, rachètera l’ancienne maison de la famille Gougeon au 1070 Côte-des-Neiges. Antonin était très accueillant et il aimait beaucoup être entouré. Sur cette photo de 1923, on peut voir à gauche ma grand-mère avec son nouveau-né, ma tante Françoise, ainsi qu’Annie Doucet avec son bébé Rita (photo plus haut). Les deux mères ainsi que leurs deux filles avaient tous les mêmes âges. Mon arrière-grand-mère Exilda Houle, épouse de F.X. Doucet, viendra aussi vivre dans cette maison après le décès de son mari.
Cette maison fourmillera d’enfants, mais cela n’empêchera pas mon grand-père d’apprécier la présence de ses belles-sœurs Aimée et Exevérine Doucet (photo) ainsi que de la cousine Alice Gougeon (en bas), sœur de l’épicier J. A. Gougeon jr.. Après 1928, Alice continuera à vivre dans un logement de cette maison du 1070 chemin de la Côte-des-Neiges qui sera officiellement divisée en deux adresses (4994 et 4996) avec le grand changement d’adresses de 1931. Elle voisinera alors Dézoade Gaudreau, veuve d'Alphée Bernier dont la famille venait de s'installer dans la Côte-des-Neiges. En 1945, après s’être déplacé avec ses épiceries à divers endroits de la ville de Montréal, Joseph-Alphonse junior, devenu employé civique, reviendra vivre à la maison familiale avec sa sœur jusque vers 1953. Cette maison sera démolie vers 1970.
D’autre part, Aimée Doucet, que l’on voit à la gauche de la photo, était l’épouse de Louis Vaillancourt, carossier de Sainte-Cunégonde, dont le fils Wenceslas, ingénieur civil, fera bâtir une maison en 1931 au 3225 rue Lacombe. Wenceslas vivra pendant plusieurs décennies dans cette maison qui existe encore.
On peut voir plus bas des sections de l’arbre généalogique de ces quelques familles qui ont participé à la vie de la Côte-des-Neiges. De toutes ces photos de personnages et de bâtiments du début du 20ième siècle, il ne reste plus rien d’autre que des souvenirs.
À la suite au 325ième anniversaire de la Côte-des-Neiges, il est important de se souvenir de nos ancêtres, des bâtiments disparus et de redécouvrir la vie qui animait ce village et l’attachement des gens envers leur quartier. Il faut continuer à partager notre mémoire et notre histoire à travers nos photos et nos souvenirs… avant d’avoir tout oublié.
À partir de 1923, mon grand-père, qui était alors dans la trentaine, avait un voisin plus âgé qui s’appelait Alfred Bessette ou plus communément nommé le frère André. Celui-ci vivait seul dans sa chapelle juchée sur la montagne. Or, il semble qu’il demandait parfois à mon grand-père, comme à d’autres personnes du village, d’aller coucher dans le lit d’invité de sa chapelle pour le rassurer durant la nuit.
En 1928, Antonin déménagera toute sa famille élargie dans une autre belle maison accueillante de la rue Decelles (photo) qui aura des balcons tout autour pour permettre à ses nombreux enfants, à ses belles-sœurs et à sa belle-mère d’aller à l’extérieur tout en étant à l’abri des intempéries. Ses filles Thérèse et Gertrude ainsi que sa belle sœur Exévérine, célibataires, passeront une grande partie de leur vie avec lui.
Texte et recherche Sylvain Rousseau
Sources :
SHCDN, BAnQ, Ancestry
Archives de Claire Rousseau et de la Ville de Montréal
Groupe Facebook Souvenirs et Mémoires de la Côte-des-Neiges
Le secteur nord de l’avenue Gatineau, situé entre le boulevard Édouard-Montpetit et le chemin de la Côte-Sainte-Catherine (pointillé blanc sur l’image) n’a été développé qu’à partir de 1930. Pendant longtemps, ce secteur, traversé par le ruisseau Raimbault (no 2) et situé près de l’église presbytérienne (no 1), fut cultivé par les familles Hugues et Sarrazin. Tel qu’identifié sur cette carte de la fin du 19e siècle, on y retrouvait alors le château Lacombe (no 3) et la ferme de Thomas Hugues (no 4), devenue aujourd’hui le parc intérieur du Jardin des Saules.
Le château Lacombe, qui avait servi de presbytère jusqu’en 1925, sera démoli vers 1930 pour permettre le développement de bâtiments à logements, tant du côté du chemin de la Côte-des-Neiges que du côté de l’avenue Gatineau. Le château Lacombe était situé à l’arrière de l’actuelle quincaillerie Home Hardware. Sur la carte de 1940 (image), on observe la présence d’immeubles à logements multiples, dont celui de la famille Saint-Loup (encerclé en blanc). Des édifices à logements plus imposants seront construits au cours des 20 années suivantes pour compléter la densification de ce secteur tel qu’on peut encore l’observer aujourd’hui.
Joseph Saint-Loup (1897-1971), représentant des ventes né en France, fut un des premiers à venir s’installer avec sa famille dans ce secteur de l’avenue Gatineau en 1930 (photo). Il demeurera au 5639 pendant 35 ans avant de vendre sa maison au fils de Joseph Drouin de l’Institut de généalogie (Collection Drouin). Depuis 1987, Downes Ryan, membre de notre Société d’histoire, habite au rez-de-chaussée de ce bâtiment, là où vivait précisément Joseph Saint-Loup. Après avoir acheté cette maison en 1984, Downes et son frère Jacques l’ont vendue à Daniel, le fils de Jacques, en 2019.
En fait, à l’origine, c’est le père de la famille, Jean-Jacques Ryan, qui est venu s’installer sur l’avenue Gatineau en 1953 avec son épouse Pauline et ses fils Downes et Jacques. Jean-Jacques, qui travaillait à l’Imperial Oil, a d’abord vécu avec sa famille dans l’appartement no 2 du 5640 juste en face de la maison Saint-Loup. Cet appartement venait d’être libéré par la famille de ma cousine Louise Trudel, membre de notre Société d’histoire. Par la suite, les Ryan déménageront au 5580 Gatineau et seront voisins de mes grands-parents Massicotte qui habitèrent au 5582 au début des années 1960.
En 1998, Downes et Jacques, propriétaires du 5639 avenue Gatineau, ont mérité le titre de Grand Lauréat de Montréal pour la qualité exceptionnelle du travail d’entretien, de valorisation et de préservation du patrimoine architectural montréalais.
Le 7 février dernier, j’ai eu le bonheur de rencontrer Downes (photo) à sa demeure de l’avenue Gatineau. Downes, qui a de profondes racines dans le quartier, vit sur cette portion de l’avenue Gatineau depuis plus de 70 ans.
Après discussions sur ces belles années passées sur la rue Gatineau, nous avons constaté que Downes connaissait ou avait connu plusieurs membres de ma famille.
Il se souvient de ma mère, qui était une des meilleures amies d’Hélène Saint-Loup, fille de Joseph. On voit d’ailleurs ma mère (à gauche) avec Hélène (à droite) devant la maison de la famille Saint-Loup vers 1950 (photo). Elles s’apprêtent à aller faire un tour à la patinoire locale.
Downes a aussi connu la famille Massicotte, dont mon oncle, le comédien Yves Massicotte. Tout comme ma mère et moi, Yves venait souvent visiter ma grand-mère Massicotte qui a longtemps demeuré au 5605 à deux pas de cette maison.
Par ailleurs, il a également travaillé comme professeur au collège Saint-Laurent où il avait mon frère Yves Rousseau comme collègue.
En parcourant ce tronçon de l’avenue Gatineau et en observant les bâtiments qui le bordent, on retrouve certaines caractéristiques architecturales particulières, dont l’absence d’escaliers extérieurs en colimaçon en façade. De plus, il est clair que plusieurs propriétaires comme la famille Ryan se préoccupent de l’entretien de leur bâtiment, de sorte que le patrimoine bâti du voisinage est bien conservé.
C’est comme si, depuis le début des années 1960, ce secteur était resté figé dans le temps. En effet, depuis plus de 60 ans, son paysage environnant a peu changé compte tenu du soin apporté à la préservation de son patrimoine architectural. C’est grâce à l’implication et aux efforts d’individus comme Downes et de familles comme les Ryan et les Saint-Loup, véritables pionniers de la Côte-des-Neiges, que nous pouvons encore aujourd’hui apprécier la beauté de notre quartier et de son histoire.
Texte et recherche Sylvain Rousseau
Sources :
SHCDN, BAnQ, Ancestry
Archives des familles Saint-Loup, Ryan et Rousseau
Le fils remplace le père
Marie Lauzon donnera naissance à douze enfants, dont neuf verront le jour à Côte-des-Neiges. Les conditions de vie ou l’environnement à la Côte ont peut-être une incidence sur la viabilité des enfants Claude, puisque sept petits ne franchiront pas le cap des deux ans. Comble de malheur pour la famille, en août 1858, soit deux ans après la dernière naissance, Marie meurt à son tour. Elle est âgée de 46 ans. Dans les mois qui suivent son décès, Pierre Claude (père) épousera Henriette Gougeon, une veuve de Côte-des-Neiges, déjà mère de deux enfants. Pierre Claude, le fils [ci-après « Pierre Claude »], alors compagnon tanneur, rachètera l’ensemble de la propriété et de la tannerie [pour une description des biens voir l’Inventaire des biens après décès de Marie Lauzon].
Quatre ans plus tard, lorsque Notre-Dame-des-Neiges obtient son statut officiel de village, Pierre Claude fait son entrée à l’hôtel de ville. Tout en pratiquant le métier de tanneur, il devient maire du village en 1867 et le restera durant 25 ans, soit jusqu’en 1892. Il a 32 ans quand, en 1866, il épouse Philomène Lecompte, fille et petite-fille de tanneurs, originaire de Côte-des-Neiges. Comme dans la génération précédente, sept des treize enfants de Pierre et Philomène vont mourir en bas âge. Trois fils et trois filles — Eugénie, Régina et Berthe — survivent à l’hécatombe. Aucun des garçons n’aura de descendants, ce qui mettra fin à cette lignée « Claude », mais non pas à la transmission des gènes puisque, à elle seule, Eugénie Claude donnera naissance à vingt-deux enfants !
Construction d’une nouvelle tannerie
Comme rapporté dans les pages du journal Le Pays du 12 novembre 1870, un feu s’est déclaré vers une heure du matin dans la tannerie à vapeur de Pierre Claude. Aussitôt l’alarme donnée, une quarantaine d’hommes se sont réunis pour arrêter l’incendie. Puisqu’il n’y a pas de pompes, ils ont fait la chaîne et sont parvenus à maîtriser le feu avec l’eau transportée dans des seaux sur une petite distance [on imagine à partir du ruisseau]. Une partie de la tannerie est détruite et différentes pièces du mécanisme de la chambre des machines ont subi des dommages considérables. Les pertes couvertes par l’assurance sont évaluées à environ 1 200 $. Ce compte rendu de journal, quoique succinct, nous donne un aperçu du fonctionnement de la tannerie Claude. Selon la description d’un acte du registre foncier de 1874, Pierre Claude a fait reconstruire une tannerie de trois étages en bois qu’il fera lambrisser en brique.
Entre 1885 et 1889, Henry Bunnett, un artiste d’origine anglaise qui séjourne au Canada, peint une aquarelle représentant une tannerie de la Côte-des-Neiges. Est-ce celle de Pierre Claude ? L’hypothèse est vraisemblable puisque l’édifice de trois étages que l’on voit sur l’œuvre de Bunnett semble correspondre à la description faite dans l’acte foncier de 1874. D’autant qu’en 1888, il ne reste que cinq tanneries à la Côte-des-Neiges, et celle de Pierre Claude est la plus importante.
L’autrice est la petite-fille de Charlotte Nantel, l’arrière-petite-fille de Régina Claude et l’arrière-arrière-petite-fille de Philomène Lecompte, toutes trois nées à Côte-des-Neiges.
Le présent article porte sur une maison qui a déjà fait l’objet d’une publication dans ces pages (voir Sylvain Rousseau, Sources et références). Dans le texte qui suit, je remonte jusqu’à l’origine de sa construction et je m’intéresse à ses premiers habitants.
L’arrivée des Claude à la Côte
L’histoire commence par un déménagement. En 1838, Pierre Claude, Marie Lauzon et leurs trois enfants quittent l’Île Bizard pour venir s’installer à la Côte-des-Neiges. Le fils aîné, également prénommé Pierre, est alors âgé de quatre ans. Une cinquantaine de tanneries existent alors de part et d’autre du ruisseau Notre-Dame-des-Neiges. En 1851, Pierre Claude (père), qui exerce le métier de tanneur, se porte acquéreur d’un terrain situé au cœur du village et qui comprend une maison de bois et une tannerie. Au fil des années, d’autres lopins de terre, à l’est et au sud, viendront se greffer à la propriété.
Terrain de Pierre Claude le long du chemin de la Côte-des-Neiges (lot no 23, pointillé jaune), détail du Plan du système d’aqueduc, Archives Ville de Montréal, 1860.
Collection du Royal Ontario Museum, aquarelle de Henry Richard S. Bunnett (entre 1885 et 1889), « Côte-des-Neiges Tannery », Montréal, no 957.265.59 [ROM2012_12870_15].
Recensement de Pierre Claude et sa famille, à noter la présence de Lily Rourke, une jeune irlandaise de neuf ans. La première colonne indique « Br 2/16 », le « Br » signifie bâtiment en brique, le « 2/16 », une maison de deux étages comprenant 16 pièces, Recensement du Canada de 1891, BAC.
Construction d’une nouvelle maison
Les cartes et les plans anciens indiquent, jusqu’en 1879, la présence d’une maison en bois sur la propriété des Claude. Le recensement de 1891 fait par ailleurs mention de l’existence d’une demeure en brique de deux étages. La nouvelle demeure des Claude, datant de l’époque victorienne, aura donc été construite entre 1879 et 1891.
La maison Claude sur le chemin de la Côte-des-Neiges abrita trois générations.
Évolution des bâtiments, maison et tannerie Claude, sur le chemin Côte-des-Neiges (lot no 23). La tannerie Claude, en forme de « U », est identifiée en gris sur la carte de 1868. Un nouveau bâtiment abritait la tannerie en 1879. En 1907, elle était remplacée par un bloc appartements. 1) église ; 2) tannerie Gauthier & Prévost.
En 1892, Régina Claude, la fille de Pierre et Philomène, épouse Émile Demers, un libraire tenant commerce sur la rue Notre-Dame. Au moment de signer le registre de mariage dans la chapelle Notre-Dame-des-Neiges, le curé Napoléon Maréchal, qui 20 ans plus tôt baptisait Régina, demanda à Adhémar, le frère aîné du marié : « Signez-vous, Monsieur Demers ? ». Le cultivateur lui répondit du tac au tac, et avec un brin d’humour, « Quand j’en ai l’occasion, monsieur le curé ». Confus, l’abbé Maréchal s’excusa en expliquant que les cultivateurs de la Côte ne savent généralement pas signer [Anecdote rapportée par André Demers]. Les époux emménagent chez les parents de la mariée, dans la grande maison victorienne où vont naître six des sept enfants Demers, dont ma grand-mère Charlotte.
Maison Claude entourée d’une petite clôture de bois et bloc appartements avec deux pignons, 1) l’ancienne église, 2) débris de la tannerie Gauthier & Prévost (un bâtiment de cinq étages, possiblement construit vers 1907 et démoli entre 1914 et 1916 pour permettre l’élargissement du chemin), détail de la photo du scolasticat ci-haut, Archives du Collège Notre-Dame, vers 1916.
La maison Claude, située au 1261 Côte-des-Neiges, a été transportée sur l’avenue Lacombe vers 1916 pour faire place à l’école. Le terrain des Claude dans l’encadré pointillé. 1) église ; 2) tannerie Gauthier & Prévost.
Un beau dimanche, Pierre Claude dormit mal et, contrairement à ses habitudes, décida de garder le lit. Comme son mari ne se levait pas pour dîner, nous apprend le journal La Patrie du 4 octobre 1897 sous le titre « Quatre morts subites », Philomène alla pour l’éveiller et le trouva sans vie.
Disparition de la tannerie Claude
En 1891, il restait deux tanneries à la Côte-des-Neiges, celle de Pierre Claude qui engageait 25 employés et celle des Prévost, située en face. En 1893, la tannerie Claude existait toujours puisqu’un acte notarié en fait mention. Sa disparition suivit le décès du tanneur (1897), mais survint avant 1907. En effet, une carte de cette époque montre la présence d’une construction nouvelle de deux étages à l’endroit où s’élevait la tannerie Claude. Il s‘agit de duplex locatifs identifiés comme « maison appartement » dans le recensement du Canada de 1911.
Maison Claude, dorénavant située au 3506 avenue Lacombe, photo Mimi Nantel (fille de Charlotte), vers 1983 ; à droite, les enfants Demers, nés dans cette maison alors qu’elle se trouvait sur le chemin de la Côte-des-Neiges.
La maison Claude sur le chemin Côte-des-Neiges
Sur la photo ci-dessous, l’œil est attiré par l’édifice au premier plan, le scolasticat. Comme on dit, le diable est dans les détails. Grâce à la qualité du cliché, l’agrandissement de l’arrière-plan nous donne cependant accès à une portion du chemin de la Côte-des-Neiges tel qu’il existait il y a plus de cent ans. Second petit miracle, la photo a été prise en automne ! Les érables qui bordent le chemin sont dépourvus de feuilles, on peut ainsi apercevoir la maison des Claude, à travers les branches dénudées ! Sur le sud du terrain, des duplex à appartements coiffés de pignons occupent l’emplacement où se trouvait autrefois la tannerie Claude.
La maison Claude
La maison construite par Philomène Lecompte et Pierre Claude, tanneur et maire de Côte-des-Neiges durant 25 ans, aura échappé aux pics des démolisseurs grâce aux efforts de leur gendre Alcidias Dagenais. Elle s’élève toujours aujourd’hui sur l’avenue Lacombe, à l’angle de l’avenue Gatineau. Trois générations y auront vécu et tous les enfants Demers qui apparaissent sur la photo ci-dessous y sont nés. Pour ces raisons et compte tenu de son histoire, je propose de la baptiser « maison Claude ».
Les héritiers de Philomène
Comme ce fut le cas pour Pierre Claude, les journaux de l’époque nous renseignent sur les circonstances entourant la mort subite de Philomène Lecompte. Au printemps 1907, « Mme Pierre Claude » se rend chez sa bonne amie, Herminie Martin-Versaille, l’épouse du notaire Eustache Prud’homme. Partie en bonne santé de sa maison, elle meurt une heure après son arrivée. Les biens de Philomène sont séparés à parts égales entre ses quatre héritiers, Raoul, Eugénie, Régina et Berthe. Ils se retrouvent devant des avoirs assez importants pour l’époque, principalement constitués de propriétés. Ils procèdent à des échanges, des partages des titres et des ventes de lots. Régina et Émile continuent d’habiter la maison Claude jusqu’en 1910, année où ils emménagent dans une maison située sur l’avenue Maplewood [l’actuel boulevard Édouard-Montpetit] à l’angle de l’avenue Gatineau. La maison Claude sera louée et servira d’école protestante durant trois ans.
La location des duplex à l’angle de l’avenue Claude et Côte-des-Neiges fournira certains revenus aux héritiers. Au fil du temps, le besoin d’argent se fera plus pressant. Servant de monnaie d’échange, les terrains de la succession seront hypothéqués et mis en gage à répétition. À lui seul, Raoul Claude multipliera les emprunts. Après une série de déboires financiers, et suite à un verdict en cour supérieure, Raoul perd ses droits sur la part des terrains dont il a hérité. Alcidias Dagenais, l’époux de Berthe Claude (une des héritières de Philomène), les rachète in extremis des mains du shérif.
La maison déménage !
En 1916, les héritiers vendent, pour la somme de 30 000 $, les lots 23-1 à 23-5 et 24-1 aux commissaires d’école de la municipalité : la maison Claude doit disparaître. J’avais certaines réticences à croire ma tante Mimi (fille de Charlotte Demers et petite-fille de Régina Claude) quand elle me disait que la demeure familiale avait été transportée à l’angle des avenues Lacombe et Gatineau… transporter une maison ! Eh oui ! Pierre Dalceggio, un autre petit-fils de Régina Claude, m’a aussi raconté que sa mère, Yvette Demers, était bel et bien née dans cette maison et que le bâtiment avait été déménagé. La preuve finale est venue d’un acte du registre foncier (no 325 216) rapportant la vente des lots 27-38 et 27-39, en 1916, à Alcidias Dagenais, l’époux de Berthe Claude et qui contient la mention suivante: « … les maisons et bâtisses que le présent acquéreur fait actuellement transporter ». Sitôt fait, la propriété est mise en vente. L’impatience du vendeur se sent dans les petites annonces qu’il fait paraître au fil des semaines. Sept mois après le déménagement, Alcidias propose même d’échanger la maison contre… une automobile !
Sources et références
Archives Ville de Montréal, 1860-3 : Plan du système d’aqueduc à Montréal, CA M001 VM066-4-P049, 1860, planche 7, Côte-des-Neiges, [en ligne, https://archivesdemontreal.ica-atom.org/1860-3-plan-du-systeme-daqueduc-montreal-186].
BAnQ [en ligne] : Cartes et Plans, Sitwell, Contoured plan of Montreal and its environs, Quebec, triangulated in 1865 and surveyed in 1868-9 ; Chas. E. Goad, Atlas of the City of Montreal and vicinity, 1907; Archives des notaires, Narcisse-M. Lecavalier, Inventaire des biens après décès de Marie Lauzon, acte no 781, 9 août 1858 ; Vente et adjuration de Pierre Claude à Pierre Claude fils, no 839, 11 décembre 1858 ; Journaux, La Presse, 20 novembre 1884 ; Montreal Herald and Daily Commercial Gazette, 3 septembre 1867 [Pierre Claude à l’hôtel de ville] ; Le Pays, 12 novembre 1870 [feu tannerie Claude] ; « Mort subite de Mme Pierre Claude », La Presse, 26 mars 1907 ; La Patrie, 30 mars 1907 ; John Lovell, « Lovell's Historic », 1891, p. 145-146 [description de Côte-des-Neiges] ; Annuaire de 1892-93, dans la section « Places in the neighborhood of Montreal outside city limits; Notre-Dame-des-Neiges », page 921 [dernière apparition de Pierre Claude à titre de maire].
Fonds privé Nantel-Bergeron, texte de Mimi Nantel, p. 24 [notes famille Claude et Lecompte] ; texte d’André Demers, neveu d’Émile Demers, « Notes sur la famille Demers », vers 1960, p. 2 [anecdote du curé Maréchal].
« Montréal Law Reports, Court of Queen’s Bench », James Kirby, Editor, 1888, Vol. IV, p. 205 [nombre de tanneries à Côte-des-Neiges].
Registre foncier du Québec en ligne, circonscription de Montréal, cadastre « Village Côte-des-Neiges », lot no 23, acte no 80 813 de 1874 ; acte no 307 929 de 1915 [rachat au shérif] ; no 314 908 de 1916 [vente à la commission scolaire].
Joanne Burgess, « Work, Family, and Community: Montreal Leather Craftsmen, 1790–1831 », thèse présentée à l’Université du Québec à Montréal, 1986 [les tanneries de Côte-des-Neiges].
Éliane Labastrou, « Généalogie des Claude de l’Île Bizard, dans Histoire de l’Île Bizard », Île-Bizard, 1976, puis révisé en 2015 et 2018, version 2018-09, 9 pages [famille Claude] [en ligne : https://www.sphib-sg.org/fib/ClaudeC.pdf].
Sylvain Rousseau, « Le bâtiment du Caravane Café », mai 2024 [en ligne : https://smcdn.ca/articles-commerces#caravane].
© SHCDN et Dominique Nantel Bergeron, 2024.